Tunisie: Laïcité, le mot tabou

Tunis- Appelez les comme vous voudrez: liberaux, modernistes, citoyens, démocrates (mais qui ne se revendique pas comme tel dans la nouvelle Tunisie?), mais surtout pas "laïcs"! Pas un seul parti n'assume ce qualificatif qui passe pour infamant, équivalant à "athée", c'est à dire anti-religieux, intolérant. Un terme brandi par les partisans français de l'interdiction du voile à l'école, au nom des valeurs de la République, et donc considéré par dessus le marché  comme une notion occidentale, à la limite de "l'islamophobie".

Pourtant, aux yeux d'un Français bien sûr, tout porte à les considérer comme de braves héritiers de cette tradition. Ils boivent de l'alcool, les femmes ne se voilent pas et se plaisent à porter mini-jupe et talons hauts, ils aiment faire la fête. Les plus audacieux militent même pour une stricte séparation de la religion et de l'Etat. Alors? Alors, tout simplement, il se trouve que nous, leurs amis français, avons échoué à leur expliquer que l'on pouvait être un bon musulman, faire le ramadan, aller à la mosquée et être laïc, c'est à dire cantonner la pratique religieuse à la sphère intime, privée.

Ils se battraient jusqu'à leur dernier souffle si l'on voulait interdire la consommation d'alcool ou obliger les femmes à se "vétir de manière pudique", mais à l'inverse, ils ne comprennent pas que l'on empêche les femmes de porter le hidjab à l'école. Tout ce qui pourrait les rattacher à cette tradition typiquement française (ou turque, époque kémaliste) risquerait, pense-t-il de les stigmatiser aux yeux d'une immense majorité de tunisiens. Ils donnent raison à ceux qui considèrent l'appellation "musulman laïc" comme un oxymore.

Du reste, il est important de noter que le programme des islamistes d'Ennahda, dont ils craignent la force militante et politique, ne prévoit pas d'imposer le voile, mais au contraire "la liberté de se vétir selon son choix", nuance de taille, fondamentale qui range le mouvement piétiste du côté des combattants pour la liberté.

Car, quoiqu'il advienne après le vote de dimanche, les islamistes-qui affirment s'inspirer de la démocratie chretienne ou de l'AKP, ont au moins gagné la bataille sémantique. Aucun parti ne milite pour l'abrogation de l'article premier de la constitution destourienne, celui qui affirme que "l'Islam est la religion de l'Etat". La Tunisie est musulmane à 99%, et ce point ne fait plus débat, au desespoir d'une petite minorité d'activistes "laïcs" qui d'ailleurs n'iront peut-être pas voter.

Pourtant, nombre de ces libéraux modernistes ne croient pas à la conversion d'Ennahda aux valeurs démocratiques. ils ont donné tous les gages possibles en affirmant qu'ils ne toucherait pas au statut de la femme, n'interdiraient à personne de vivre comme il l'entend, à condition qu'on se conduise de la même façon avec eux, c'est à dire en respectant la tradition musulmane. Ce qui peut aller très loin, comme l'a montré l'affaire de la diffusion du film Persepolis sur la chaine Nessma. Jusqu'ou doit aller la liberté de création et de diffusion des oeuvres artistiques dans la Tunisie post Ben Ali? Les laïcs, pardon les modernistes, marchent sur des oeufs lorsqu'on les interroge. Un responsable du PDM (pôle démocrate moderniste, la force politique qui monte dans l'élite intellectuelle) affirme que ce sera à la justice constitutionelle de se prononcer au cas par cas si elle est saisie. Mais avec un article premier pareil, les juges pourront-ils faire autremement que d'interdire les oeuvres qui outragent la foi des "bons musulmans", parce qu'elles offrent une representation humaine du prophète? N'est-ce pas un encouragement à sanctionner le blasphème?

Nul ne pose encore ce genre de question. Compte tenu des profondes divisions du camp moderniste, Ennahda sera sans doute la principale force de la future constituante. Et ceux qu'on n'appelle pas "musulmans laïcs", de peur de les stigmatiser, pensent encore qu'il faudra les s'en accomoder.

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1 Comments
M. Attal, Je suis surpris de votre article car votre métier de journaliste devrait reposer normalement sur une capacité supérieure à la moyenne de ne pas prendre parti pour un camp ou pour l’autre afin de pourvoir présenter objectivement les opinions de chacun (et au minimum de l’opinion d’une majorité !). Or dans votre article, il est évident que vous prenez parti pour les laïcs. J’avoue qu’il est difficile de faire une abstraction totale de ses opinions mais ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas cela, c’est l’incapacité presque totale de tous les Occidentaux laïcs convaincus à comprendre les motivations d’une majorité de non laïcs (par exemple des tunisiens et je ne parle pas là des quelques extrémistes religieux wahabites ou salafistes qui ne sont nullement représentatifs de cette majorité). Vous dites « nous, leurs amis français, avons échoué à leur expliquer que l'on pouvait être un bon musulman, faire le ramadan, aller à la mosquée et être laïc, c'est à dire cantonner la pratique religieuse à la sphère intime, privée. ». Je vais donc tenté d’expliquer avec des mots simples d’où vient votre incapacité et celle de vos semblables : tout n’est finalement qu’une histoire de niveau, de gradation : On peut effectivement prier et faire le ramadan et être laïc. Mais des pratiques rituelles extérieures identiques peuvent en fait cacher de grandes disparités intérieures d’un individu à l’autre selon le niveau de leur foi. Pour certain, cette pratique n’est qu’une coutume (comme certains peuvent aller à la messe le dimanche ou faire un repas familiale hebdomadaire), pour d’autre, cela n’est qu’une opinion (comme d’être socialiste ou de droite) que l’on va donc défendre. Mais pour un grand nombre (qui est de moins en moins grand il est vrai), ces pratiques rituelles sont la manifestation extérieure d’une foi intense. Pour ceux-là qui tentent de relier chaque évènement de leur vie à leur foi, comment voulez-vous qu’il soit logique de dire que Dieu doit être « cantonné à la sphère privée », que tout le domaine de la vie publique - qui a tant d’influence sur leur propre vie – devrait être géré sans aucune référence à ce qui a ce qui compte le plus pour eux, sans aucune référence à Dieu ? Ceux-là ne veulent donc pas prendre le risque de voir le domaine publique « outrager leur foi », « blasphémer », ne plus respecter certains principes sacrés comme la « non représentation humaine du Prophète ». Et savez-vous vous comment je peux prouver que toute cette incompréhension n’est due qu’à une histoire de niveau de foi auquel les Occidentaux sont devenus totalement étrangers ? Et bien je connais plusieurs tunisiens qui ne sont pas extérieurement des « bons musulmans » au sens où ils boivent et ne prient pas souvent, mais dont la force de leur foi est absolument remarquable : et bien ces personnes-là ont été choqués d’une diffusion en télévision de Persepolis car cette animation enfreint volontairement certains principes sacrés. Si toutes ces personnes sont convaincues que le domaine public ne doit pas être géré sans référence au sacré et si en plus elles sont une majorité à le penser : pourquoi faudrait-il nécessairement leur expliquer qu’elles se trompent car « on peut être un bon musulman, faire le ramadan, aller à la mosquée et être laïc » ? Et pourquoi ne serait-ce pas eux qui auraient raison et qu’il serait intéressant d’expliquer leur point de vue aux laïcs. Sans finalement prendre parti pour quiconque, il me paraitrait dans tous les cas plus juste d’expliquer aux téléspectateurs de France 24 le pourquoi de leur vote plutôt que d’expliquer qu’ils votent pour un parti islamiste par peur du désordre ou à cause d’une soi-disant lutte des classes. Ils aiment simplement leur religion plus que toute chose et veulent donc logiquement qu'elle soit centrale dans la gestion de leurs affaires publiques. Merci de faire correctement votre travail de présentateur objectif des grands courants d’opinions du monde arabe. Vous serez peut-être le premier journaliste occidental à le faire !

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